Art, Yasmina Reza

« MARC : Cher ? SERGE : Deux cent mille. MARC : Deux cent mille ?... […] SERGE : Mais mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS ! MARC : Tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ! SERGE : J’étais sûr que tu passerais à côté. MARC : Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ?! »

En 1994, Yasmina Reza écrit Art, une comédie qui devient rapidement un classique du théâtre contemporain. La pièce s’ouvre sur une situation apparemment anodine – l’achat d’un tableau –, mais qui va catalyser des questions presque philosophiques sur la subjectivité de l’art, l’amitié, la fragilité des relations humaines.

Le point de départ de la pièce : un simple tableau blanc

L’intrigue repose ce tableau particulier qu’achète Serge, l’un des trois personnages de la pièce, pour une somme considérable : une toile blanche, traversée de fins liserés blancs eux aussi. Ravi de son investissement, il présente successivement le tableau à ses amis, Marc et Yvan, dont il attend la validation. Évidemment, leur réaction n’est pas celle qu’il souhaite. Pour Marc, cet achat est une aberration : l’œuvre est une imposture. Yvan, lui, tente de jouer les médiateurs. Maladroitement.

Ce qui aurait pu rester un simple désaccord esthétique dégénère rapidement. L’un est vexé, l’autre piqué, le troisième ne sait plus comment se placer. Finalement, ce tableau devient le révélateur d’un malaise plus profond où loyauté et jalousie s’entremêlent et où d’anciennes rancunes font surface. L’art est le prétexte ; le conflit amical devient le sujet.

Une satire sociale

La pièce a tout d’un vaudeville, mais le triangle amoureux est remplacé par le triangle amical. Les scènes sont brèves, les répliques fusent, les dialogues ne s’embarrassent d’aucune tournure ampoulée. Yasmina Reza donne vie à trois personnages dont les différences de tempéraments nourrissent un humour caustique : Serge est sûr de lui ; Marc intransigeant et sarcastique ; Yvan velléitaire et pathétique. Leur trio fonctionne comme un miroir grossissant des tensions qui peuvent être en sommeil dans nos relations.

Par le biais de cette œuvre, Art interroge : comment nos goûts nous définissent ? Comment nos amitiés se construisent ou se fissurent ? Quelle influence a l’étiquette sociale sur nos inclinations ? nos achats ? nos liens ?

Malgré son aspect immaculé, ce tableau blanc n’est ni vide ni neutre. Au contraire, il devient le vecteur des désirs, des blessures, des illusions, le support des jugements de valeur.

Une pièce qui fait rire… et réfléchir

Le lecteur – ou le spectateur – hésite en rire ou grincer des dents. Les disputes paraissent futiles, le sujet encore plus, mais la pièce explore sans en avoir l’air la complexité de l’amitié et ce qui se joue à travers nos perceptions. D’une plume acerbe, mais très facile à lire, Yasmina Reza transforme une bisbille a priori sans intérêt en une querelle corrosive, ironique, qui invite à observer les rapports humains. Une comédie sociale qui remplit parfaitement son rôle : divertir, en donnant à réfléchir.

« SERGE : Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir ce que tu entends par “cette merde”.
MARC : Tu te fous de moi !
SERGE : Pas du tout. “Cette merde” par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose.
MARC : À qui tu parles ? À qui tu parles en ce moment ? Hou hou… !
SERGE : Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé. Tu n’as aucune connaissance dans ce domaine, donc comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ?
MARC : C’est une merde. Excuse-moi. »