Jacaranda, Gaël Faye

« Ce pays me troublait, m’effrayait, me répugnait. Partout, il y avait ces visages banals, ces gens normaux, ces hommes et ces femmes ordinaires capables d’atrocités inimaginables et qui étaient parmi nous, autour de nous, avec nous, vivant comme si rien de tout cela n’avait jamais existé. Et sous la terre que nous foulions tous les jours, dans les champs, dans les forêts, les lacs, les fleuves, les rivières, dans les églises, les écoles, les hôpitaux, les maisons et les latrines, les corps des victimes ne reposaient pas en paix. »

Jacaranda est le deuxième roman de Gaël Faye, auteur franco-rwandais. Après le succès de Petit pays, œuvre centrée sur le vécu de l’enfance, il écrit cette fois sur les conséquences du génocide des Tutsis au Rwanda, conséquences qui touchent plusieurs générations. À la croisée de la fiction et du devoir de mémoire, ce livre raconte l’histoire d’un pays qui s’essaie au dialogue et au pardon.

L’histoire d’un génocide dont on ne parle pas

Le roman s’ouvre en 1994 par la voix de Milan – le narrateur –, fils de Venancia, une Rwandaise exilée en France vingt ans plus tôt. 1994, c’est la date à laquelle Milan, alors collégien, entend parler du pays natal de sa mère pour la première fois. Tous les soirs, à la télévision, il écoute avec ses parents le présentateur raconter les massacres, l’exode, il voit se déverser sur l’écran des images de mort, de barbarie. Mais de sa mère, il n’obtient pas un mot : elle refuse de parler de son pays et de ce qui s’y passe, même quand Claude arrive bientôt sous leur toit.

Claude, c’est ce cousin dont Milan n’a jamais soupçonné l’existence et qui porte sur lui les stigmates de la violence qui ravage le Rwanda.

Alors que les deux garçons s’apprivoisent tout doucement, Claude repart subitement. Milan ne le retrouvera que quatre ans plus tard, lorsqu’il décidera d’accompagner sa mère en voyage dans là-bas. Ce cousin, qui a bien grandi entre temps, deviendra son guide et son interprète. À travers lui, et à travers les autres membres de la famille dont Milan fait la connaissance s’esquisse la tragédie qui a abîmé tout un pays et décimé tout un peuple. Mais il faudra à Milan bien d’autres séjours pour percer les secrets d’une mémoire longtemps tue et comprendre l’engrenage complexe qui a conduit à ces atrocités.

Entre mémoire et silence, le difficile chemin de l’après

« On dit que les paroles s’envolent et que les écrits restent, mais que faire quand il n’y a ni paroles ni écrits ? »

Plusieurs générations mêlent leur témoignage à ce récit. À travers Rosalie, l’arrière-grand-mère, on plonge dans l’époque coloniale qui précède le génocide. À travers Eusébie, la tante, on découvre les tribunaux gacaca, les rapports entre victimes et bourreaux devenus voisins, les dynamiques sociales dans Kigali. À travers Stella, la plus jeune, née après l’épouvante dans un Rwanda qui tente de se réparer, on mesure le poids du silence et les séquelles que porte la génération d’après.

Je pourrais aussi évoquer Claude, Sartre, ou Alfred, qui ont vécu les massacres, et qui désormais s’efforcent chacun à leur manière de continuer à vivre, de se reconstruire et de tourner la page.

Tous ces personnages sont le fruit d’une histoire commune qu’ils n’ont pas vécu de la même manière, mais qui les laisse tous traumatisés d’une façon ou d’une autre. Et ils sont autant de voix qui disent le difficile chemin vers le pardon, la paix, la réconciliation.

Un roman qui fait mémoire

Le roman ne se contente pas de raconter la tragédie ; il interroge : comment vivre, comment cohabiter, comment réparer ? Avec son écriture d’une infinie délicatesse, Gaël Faye offre une porte d’entrée à un sujet très documenté, mais que l’on connait essentiellement par les faits, moins par les non-dits et les blessures des vies incarnées. Sans chercher à dramatiser ce qui n’a pas besoin de l’être, sa plume observe notre paradoxale humanité, assimile les ténèbres et la lumière, laisse surgir la douleur et la beauté, les appréhensions et l’espoir.

Jacaranda s’inscrit ainsi dans une littérature qui questionne les traces dans les corps, dans les espaces, dans les silences familiaux. Ce roman rappelle que le traumatisme ne se limite pas à son moment historique, mais perdure dans le regard des plus jeunes, dans les échanges familiaux, dans la construction d’une identité. Ce n’est pas un livre facile, et sans doute n’est-ce pas là sa vocation. Mais c’est un livre qui, en faisant mémoire, invite au dialogue. Et en cela, il est porteur d’espérance.

« Tu sais, l’indicible ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout. »