Les silences des pères, Rachid Benzine

« Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. (...). Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c’est ça, l’amour. Je crois plutôt que c’était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix – celui d’être assisté. »

Les silences des pères de Rachid Benzine est un roman construit autour de la mémoire familiale. Amine, le narrateur et personnage principal, apprend un jour de 2022 au téléphone que son père vient de décéder ; père avec qui il n’a plus de contact depuis plus d’une vingtaine d’années et qui pour lui est comme un étranger. La raison de ce fossé ? Son silence. Amine n’a jamais compris pourquoi son père était si peu loquace, pourquoi il n’exprimait jamais ce qui l’habitait. Ce mutisme, il l’a toujours attribué à de la lâcheté, voire à du désintérêt, et à force, il a fini par prendre ses distances. De toute façon, qu’avaient-ils encore à partager ? Lui était devenu un pianiste réputé qui se produisait sur la scène internationale ; son père végétait dans sa banlieue des Yvelines. Non, décidément, ils n’avaient rien en commun.

Des cassettes comme support biographique

Malgré sa quasi-indifférence à ce père avec qui il n’entretenait plus de lien, Amine se rend à Trappes, quartier de son enfance, pour organiser les funérailles avec ses sœurs. Alors qu’il se lance dans le tri de l’appartement, il découvre une épaisse enveloppe remplie de cassettes audios. Chacune porte la mention d’un lieu et d’une date. Lorsqu’il se décide à les écouter, Amine entend la voix de son père, alors lui-même jeune homme, s’adresser à son propre père resté au Maroc. Il raconte son départ du pays, son arrivée en France, son labeur dans les mines, les usines, le maraîchage, sa vie d’ouvrier, ses doutes, ses renoncements, et ses souffrances. Autant de bribes qui convainquent le fils d’explorer les lieux évoqués – de Trappes au nord de la France – et de partir sur les traces de ce père dont il découvre finalement l’histoire.

Tisser des liens à travers la mémoire

Les cassettes ne constituent pas un simple résumé biographique ; elles esquissent un chemin de réconciliation comme le permettent souvent les récits de mémoire, qu’ils soient audios ou écrits. À travers les voix du passé, le voile des non-dits se lève, les zones d’ombres s’éclaircissent, et l’on mesure à la quête d’Amine l’importance de la parole, même lorsqu’elle est différée. D’enregistrement en enregistrement se construit un dialogue posthume, une façon pour le père de dire ce qu’il n’avait jamais réussi à exprimer de son vivant – le coût de son exil – et pour le fils de donner un sens à ses silences, de reconstruire une histoire personnelle dont il est à la fois le fruit et l’héritier.

Une histoire de transmission sur plusieurs générations entre père et un fils, au cours de laquelle s’esquisse, en filigrane, un hommage à ces générations d’immigrés maghrébins qui ont contribué à construire la France d’après-guerre par leur travail et leurs sacrifices.

Une écriture qui reflète l’intériorité des personnages

Dans ce court récit, l’écriture est pudique. Rachid Benzine ne cherche pas à faire étalage de bons sentiments autour du deuil ou de la transmission ; il écrit tout en retenue, d’un style qui reflète ce père réservé dont la dignité s’est écrite dans les creux. La pudeur n’enlève rien à l’émotion, au contraire. L’auteur joue avec beaucoup de finesse sur l’intime familial, la mémoire personnelle et sa résonance dans une histoire plus grande, la reconnaissance et la réparation.

« Et tu sais pourquoi les jeunes, ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu’ils ont subi, s’arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s’ils n’ont vécu qu’une existence très modeste, ils n’aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C’est pour vous qu’ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n’est pas la leur, c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres. »