Les Oubliés du dimanche, Valérie Perrin

« Ils se sauvent souvent. Mais nous n’avons pas le droit de fermer les grilles, ce serait considéré comme un mauvais traitement envers nos résidents, un enfermement. Les anciens se sauvent, mais ils ne savent pas où aller. Ils ont oublié le chemin qui retourne vers avant. “Chez-eux” a été mis en vente pour payer les mensualités de leur séjour aux Hortensias. Leurs jardinières sont vides et leurs chats placés. Leurs chez-eux n’existent plus que dans leurs têtes, leurs bibliothèques personnelles. Ces bibliothèques où j’aime passer des heures. »

Les Oubliés du dimanche est le premier ouvrage de Valérie Perrin. L’histoire est centrée sur Justine, une jeune femme de vingt-et-un ans qui vit chez ses grands-parents avec son cousin, Jules, depuis l’accident qui a coûté la vie à leurs parents respectifs. Justine travaille comme aide-soignante dans une maison de retraite. Aux Hortensias, elle se lie particulièrement à Hélène, une résidente presque centenaire qui nourrit depuis toujours le rêve d’apprendre à lire et dont la tête prend de temps en temps des chemins de traverse. Hélène revit son passé ; Justice l’écrit pour elle dans un cahier. Une histoire qui met en lumière, sans le nommer, ce métier si riche qu’est la biographie hospitalière. Ce roman révèle l’importance que peut avoir le récit de soi, même lorsque l’on considère que son existence est « minuscule ».

La mémoire comme matrice narrative

La structure du roman repose sur l’alternance entre présent et passé, médiatisée par les récits d’Hélène, dont Justine se fait la confidente. La mémoire d’Hélène fonctionne comme un contrepoint à la mémoire lacunaire de Justine sur sa propre histoire familiale. Cette dynamique crée une double enquête : une enquête documentaire sur le passé d’Hélène (son amour pour Lucien, la guerre, la déportation), et une enquête existentielle sur les origines du traumatisme de Justine (l’accident qui a tué ses parents, les non-dits familiaux).

L’usage du récit enchâssé permet à l’autrice de poser la question de la transmission : qu’est-ce qui se transmet entre générations ? Des faits, des émotions, des blessures ? Le roman suggère que la mémoire n’est pas une accumulation d’informations, mais un acte relationnel. C’est parce qu’un témoin cherche un auditeur que la mémoire trouve une forme et devient opérante.

« Jules ne s’attache pas parce qu’il vit dans le présent. Hier, il s’en fout. Et demain ne l’intéresse pas encore. »

Derrière les secrets et les mensonges, l’enjeu de la parole

Au cœur de l’intrigue apparaît un corbeau. Celui-ci appelle de manière anonyme les familles des résidents oubliés – ceux qui ne reçoivent plus de visite ou très peu – pour leur annoncer la mort de leur proche. Un leurre qui n’a d’autre but que de faire venir les familles à la maison de retraite.

Ce motif, emprunté au roman noir, introduit une tension narrative qui rompt la linéarité du récit. Il se double d’un secret familial que Justice découvre progressivement et qui vient questionner son identité. Enfin, à ces mensonges et non-dits s’ajoute l’histoire de Lucien, le grand amour d’Hélène, soldat de la Seconde Guerre mondiale, dont la mémoire a été effacée.

Ce sont là autant de sujets qui interrogent le récit de soi et qui nous font comprendre que le passé est une condition du devenir. D’où l’importance de poser des mots sur son histoire. On croit souvent à tort que son existence est insignifiante. Mais il n’y a pas de vie trop petite pour être racontée. Paul Ricœur le disait joliment : « Inviter l’autre à faire le récit de sa vie, c’est l’inviter à lui donner de l’unité, de la cohérence et du sens ». Ce sont tous les bienfaits que Justice offre sans en mesurer la portée à Hélène. Et ce sont tous les bienfaits, aussi, que peut apporter la biographie hospitalière comme soin de support.

« Comme on me dit tout le temps que quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle, je sauve quelques cendres. »

La biographie hospitalière pour prendre soin de la vieillesse et de la vulnérabilité

L’originalité du roman réside dans la manière dont il renverse le rapport usuel à la vieillesse. L’autrice ne définis pas les résidents par la dépendance ou la déchéance. Elle les dépeints à travers leur histoire, leur désir, leur humanité persistante. Sous la plume de Valérie Perrin, la vieillesse devient un territoire mémoriel, un lieu de savoirs et d’expériences que Justine recueille comme une ethnographe de la vie ordinaire.

C’est tout le sens de la biographie hospitalière : permettre à ceux qui sont rendus vulnérables par la maladie ou le grand âge de garder une verticalité, d’être reconnus dans leur singularité. C’est un moyen de rompre leur éventuel isolement et de rester vivant jusqu’au bout.

En valorisant la parole des anciens, le roman se distingue moins par son intrigue que par sa capacité à susciter une empathie profonde. Dans cette perspective, il s’inscrit dans une littérature de la réparation, qui s’efforce de redonner visibilité, dignité et voix à ceux que la société tend à effacer. Un ouvrage dans la même veine que l’ode aux soins palliatifs écrite par L’Homme étoilé sous forme de roman graphique, A la vie !

« Cela plut à Hélène que son café soit remplacé par la salle de consultation d’un médecin, à ses yeux il n’y avait guère de différence. “Qu’on entre dans un café ou chez un médecin, c’est que l’on veut se faire soigner de la solitude”, disait-elle. »