On était des loups, Sandrine Collette

« Parce qu’un enfant c’est une tâche immense, ça signifie s’occuper de quelqu’un d’autre que soi et je ne suis pas sûr qu’on en soit tous capables. C’est étrange que je n’aie jamais eu peur de rien, la nuit, l’avenir les bagarres ou les bêtes sauvages, alors qu’un gosse ça ne passe pas. Je ne sais pas comment lui parler, comment le nourrir, où mettre les mains pour le porter. »

Depuis plus de vingt ans, Liam vit en autarcie dans ce qu’on imagine être les Appalaches ou bien le Grand Nord canadien. Dans le monde de ce taiseux taciturne, il y a le chant des loups qui lui rappelle sa part animale, Ava, sa compagne qu’il aime comme un fou, et puis ce petit garçon de cinq ans qu’il regarde grandir de loin, avec une affection distante, le sourcil arqué devant tant de fragilité. Le « môme », c’est Ava qui s’en occupe ; lui, son boulot, c’est traquer le gibier.

L’équilibre qu’ils avaient trouvé tous les trois au milieu des forêts montagneuses s’effondre tout à coup un jour de retour de chasse, lorsqu’en rentrant chez lui, Liam découvre le corps inerte de sa compagne, tuée par un ours, et sous elle, son fils. Ava ne respire plus, mais Aru, lui, est bien vivant.

À la douleur se mêle la rage ; à l’impuissance, l’injustice ; à l’amour, le rejet. Que faire de cet enfant ? Liam sait pister, débusquer, tuer, dépecer ; mais devant ce fils qui le regarde terrifié, il est démuni. Le garder ? Impossible. Il n’en a ni l’envie ni le goût, et puis comment élever un gosse dans un environnement coupé de toute civilisation, sans moyen de communication ? Aru est bien trop jeune pour la vie isolée dans ces terres sauvages, et puis il ruinerait son osmose avec la nature. Sa présence même est insupportable, elle lui rappelle sans cesse celle qu’il aimait et qui n’est plus. Alors, l’abandonner ? Pire ?

Un roman tranchant

C’est le désespoir et la fureur d’un père qui n’a jamais appris à l’être et qui n’envisage pas de le devenir que l’on entend dans ce long monologue à l’âpreté incisive ; et c’est son cheminement à pas de fourmis que l’on embrasse tout au long de la chevauchée qu’il entreprend pour confier cet enfant à d’autres que lui.

On entend plus qu’on ne lit son chaos intérieur. Les phrases sont hachées, la langue est rugueuse, la ponctuation épurée. Les mots trébuchent, les pensées sautent du coq à l’âne, les émotions se heurtent les unes aux autres. Liam se livre en vrac. Il rumine, gronde, s’effrite, s’insurge, vacille, s’attendrit aussi en quelques rares occasions, pour aussitôt se cabrer, jurer, beugler en silence contre le monde entier. Et l’on rumine, gronde, s’effrite, s’insurge, vacille, s’attendrit, beugle avec lui.

Une écriture viscérale

Cette résonance, c’est toute la puissance du récit de Sandrine Collette : son écriture nous prend aux tripes, elle épouse l’écoulement tumultueux des pensées de cet homme plus prompt à l’action qu’à l’introspection, et son style dépouillé et direct nous met face à la rudesse de la vie sauvage et la vulnérabilité de l’âme humaine. Ses mots sont crus, comme taillés à la serpe, mais c’est précisément dans cette économie de moyens que réside leur intensité. Et si le ton est bourru, il n’est pourtant pas dénué d’une certaine poésie ; une poésie abrupte, presque aboyée, dans lequel s’enchevêtrent la violence et la tendresse d’un homme qui refoule avec brutalité une paternité dont il ne sait que faire.

« En vrai c’est la lueur éperdue dans ses yeux bleus qui me rend dingue, cette lueur qui me cherche simplement pour s’accrocher à moi, pour que j’ouvre une brèche une possibilité la largeur de mes bras et cette quête-là, cette prière muette je n’y arrive pas il peut toujours rêver. La seule chose qu’il demande le gosse, c’est un peu de tendresse un truc comme ça. Il ne le dit pas c’est invisible sauf que c’est tellement là que l’air en frissonne, et je sens les vibrations vers moi que je repousse d’un geste de la main et je voudrais lui dire que ce n’est pas la peine, la tendresse je n’en ai pas du tout ou pas pour lui, on n’est plus que deux et ce n’est pas pour ça que je vais me rabattre sur lui. »