Abraham et fils, Martin Winckler

« Je vous vois hésiter devant cette maison-ci, et ça ne m’étonne pas. [...] Je dois vous prévenir : vous allez peut-être sourire devant des phrases maladroites, froncer les sourcils en abordant des chapitres qui ne s’ouvrent pas très bien ou se referment de manière un peu brutale, vous heurter à des transitions qui semblent ne conduire nulle part. [...] Avant de vous sentir chez vous, il vous faudra peut-être vous acclimater à ces bizarreries. Ça peut prendre un moment. D’autant que les histoires sont un peu en désordre. De loin, elles ressemblent à une grosse pelote de ficelles emmêlées. Mais ce sont mes histoires, je sais sur quel bout tirer pour les dérouler toutes. Et je sais par laquelle commencer. Celle d’un père et de son fils. »

Abraham est algérien, et il est médecin. Au printemps 1963, il débarque à Tilliers-en-Beauce pour chercher du travail. Il arrive au volant d’une Dauphine jaune, à l’arrière de laquelle se trouve son fils. Franz n’a pas 10 ans encore, et il ne garde aucun souvenir de leur vie passée. En cause, un accident dont il ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il a probablement tué sa mère et qu’il l’a plongé un long moment dans le coma.
Entre le père et son fils, les mots parfois s’égarent ; mais entre les lignes, on devine la tendresse qui les unit.  

Une histoire de l’Histoire

Cette histoire, c’est celle d’un homme qui a perdu sa femme ; celle d’un père qui se demande bien comment parler de tout ça à son fils, de l’accident, de ce pays à feu et à sang qui les a recrachés hors de ses frontières, de cette guerre qui n’a jamais dit son nom, de leur errance, de cette métropole dans laquelle ils sont « rentrés » sans jamais y être simplement « entrés » auparavant.

Cette histoire, c’est celle d’un petit garçon amnésique qui ne se rappelle plus les traits de sa mère, mais qui n’a pas oublié le goût de la vie, et qui l’explore en interrogeant avec candeur son père, Dieu, le monde.

Cette histoire, c’est celle de cette maison qui voit passer les générations ; c’est celle de ces Juifs qui se sont abrités derrière ses murs épais, celle de ces hommes et de ces femmes qui ont résisté à leur façon, celle de cette trahison qui a blessé un village entier. C’est aussi celle de cet écolier qui voudrait bien savoir se défendre, celle de cet enfant qui chaque nuit s’échappe en cachette dans les pages de ses livres et qui le jour raconte à son cahier ses émotions, celle de ce fils qui voudrait savoir pourquoi sa mère est morte, mais qui redoute d’apprendre pourquoi lui est vivant. C’est celle de ce médecin qui soigne les plaies et panse les âmes, celle de ce père qui tait son secret à son fils, et peut-être plus encore à lui-même, celle de cet homme empreint d’humanité et rongé par la culpabilité.

Cette histoire, c’est celle de ceux qui ont disparu, celles de ceux qui sont vivants, celle de ceux qui sont absents. Finalement, c’est celle d’une plume qui coud ensemble des morceaux de vie et qui tisse avec humour et finesse la toile d’une France qui cherche encore son harmonie dans l’après-guerre du général de Gaulle, de la télévision en noir et blanc, des monuments aux morts, et des non-dits remisés au grenier.

Un roman touchant couleur sépia

Conteur de talent, Martin Winckler nous entraîne dans un récit pluriel qui se lit comme un voyage singulier. D’ailleurs, dans le préambule, il écrit :

« Les histoires sont faites pour nous mener en bateau et c’est pour naviguer qu’on embarque, sans toujours savoir où on va. L’avantage d’une histoire, c’est que contrairement à un voyage en train ou en avion, si jamais elle se traîne, on peut sauter en marche ; quand elle va trop vite, on peut ralentir ; et si elle fait naufrage, on se sent irrité ou déçu, mais on en sort indemne. En principe. »

Si j’en suis sortie indemne, ce livre ne m’a toutefois pas laissée insensible. L’écriture est subtile et la narration habilement menée. Nul coup d’éclat ou intrigue haletante, mais un roman couleur sépia qui raconte cet autrefois que les moins de vingt ans n’ont pas connu, et dans lequel on se promène aux côtés de personnages à la fois ordinaires et attachants. La promesse du début est tenue, j’ai refermé l’ouvrage comme j’aurais refermé la porte d’une maison où dorment les miens : avec une pointe de nostalgie.